Par Clara Brugada Molina, maire d'Iztapalapa, Méxique (article publié dans le magazine CESA de la Ciudad de Mexico, Vol V)
Il y a quelques décennies, la ville était considérée comme un espace neutre, égalitaire et indépendante de la situation sociale, physique et économique de ses habitants. Grâce aux géographes féministes, nous reconnaissons aujourd’hui que la notion de « ville » va bien au-delà de ses caractéristiques physiques et de ses fonctions principales, et qu’elle apporte un ensemble d’expériences à chacun d’entre nous. L’expérience de la ville, par exemple, est très différente entre les femmes et les hommes.
Ana Falú, architecte féministe, a affirmé en 2017 que les villes reproduisent les inégalités, notamment les inégalités de genre. Historiquement, les villes ont été planifiées et construites à partir de la perspective des hommes, négligeant les besoins des femmes. Le manque d’éclairage dans la rue qui empêche aux femmes de marcher en toute sécurité ou l’absence de rampes pour les poussettes d’enfants n’en sont que deux exemples.
La ville n’est donc ni neutre ni égalitaire. Même parmi les femmes, celles qui vivent dans la périphérie sont confrontées à des problèmes plus importants que celles qui vivent dans le centre. Ces problèmes sont notamment liés à l’absence de transports publics suffisants, sûrs et efficaces, ce qui a souvent un impact sur l’accès à l’emploi.
Les 950 000 femmes d’Iztapalapa, le quartier le plus peuplé de Mexico, sont confrontées quotidiennement à des situations de violence sexiste dans les espaces publics et privés. Selon un rapport publié par le bureau du maire en 2021, les cas de violence domestique ont augmenté de 47,5% entre 2015 et 2020, et les femmes et les filles en sont les principales victimes.
En ce qui concerne les espaces publics et les transports en commun, les femmes d’Iztapalapa qui parcourent de longues distances dans leur quotidien sont les premières victimes d’harcèlement, en particulier les jeunes femmes. À Iztapalapa, 77,4 % des femmes qui utilisent les transports publics craignent des agressions, en particulier les femmes entre 15 et 29 ans, qui sont celles qui en subissent le plus grand nombre.
D’ailleurs, la surpopulation, l’insécurité, le faible niveau de scolarisation et la précarité de l’emploi contribuent à mettre en péril le droit à la ville des femmes d’Iztapalapa. Henry Lefevre affirmait que les villes ont tendance à donner la priorité à la marchandisation des biens et des services plutôt qu’aux besoins et au bien-être et aux soins de ses habitants. C’est pourquoi nous nous sommes demandé : de quoi les femmes ont-elles besoin pour habiter la ville ? Quelles devraient être les caractéristiques d’une ville féministe ?
Une ville féministe doit s’engager dans la création d’espaces publics dans lesquels les femmes peuvent se déplacer librement et sans crainte. À Iztapalapa, nous avons revitalisé 145 promenades urbaines que nous avons appeleés « Caminos Mujeres Libres y Seguras » (Chemins des femmes libres et sûres) avec un éclairage permanent, des peintures murales axées sur le genre et d’autres installations pour garantir le droit des femmes à la ville. Par ce biais, nous souhaitons passer d’une « citoyenneté de la peur » - rappelant la définition de Susan Rotker - à une « citoyenneté qui prend soins », afin de donner aux femmes la possibilité de vivre d’une ville qui leur prêt attention, qui est libre, sûre et communautaire.
Les villes féministes doivent également valoriser et redistribuer le travail de soin en le reconnaissant comme une responsabilité publique et sociale. Cela implique de déconstruire l’idée que les soins ne correspondent qu’aux femmes. La mairie d’Iztapalapa a mis en œuvre le programme social « Système de soins publics », qui fournit un soutien économique aux citoyen.nes – notamment des femmes - qui prennent soins personnes dans le besoin (enfants, personnes âgées ou handicapées) et qui ont un accès limité aux ressources. Le programme a ciblé plus de 5000 femmes.
Une ville féministe doit également être une ville sans violence, tant dans la sphère publique que privée : c’est pourquoi nous avons mis en œuvre le programme Siemprevivas, une initiative interinstitutionnelle visant à lutter contre la violence sexiste dans la sphère privée. Le programme vise à entreprendre une réflexion avec les membres des familles d’Iztapalapa sur leur façon de vivre ensemble ; et à réfléchir ensemble aux solutions possibles pour améliorer les relations familiales. Jusqu’à présent, nous avons mené ce processus avec 16 806 familles.
Ce programme comprend également l’installation des espaces destinés à garantir les droits des femmes et leur prise en charge : grâce aux Casas de las Siemprevivas, les femmes victimes de violence peuvent accéder à la santé, à l’éducation, à la culture, ainsi qu’au sport et à l’emploi. En 2021, plus de 43 000 femmes ont été assistées dans le Casas de las Siemprevivas.
Iztapalapa est un district féministe qui garantit la liberté de mouvement des femmes, et c’est pourquoi nous avons mis en œuvre la stratégie « Route sans violence contre les femmes », qui vise à prévenir les violences sexuelles dans les transports publics, en sensibilisant les conducteurs et les passagers. Jusqu’à présent, la stratégie cible 14 trajets différents à Iztapalpa, a impliqué 742 unités de transport et 12 600 usagers et usagères.
Une ville féministe doit aussi garantir le droit à l’éducation pour les femmes, en particulier pour celles qui n’ont pas pu terminer leurs études par manque de ressources économiques ou pour prendre soins des autres. C’est pourquoi nous avons lancé le programme « Femmes qui étudient », qui a fourni des bourses à plus de 6 500 femmes, favorisant l’accès à de opportunités d’emploi et de développement personnel.
Il est important de réécrire l’histoire des villes, en reconnaissant que nos espaces publics, nos rues, nos maisons et nos transports sont des lieux où se déroule notre vie quotidienne, et qu’ils doivent être conçus en tant qu'espaces sûrs et qui tiennent compte des besoins des femmes.
Réécrire l’histoire de la ville implique de donner aux femmes une voix dans la planification urbaine ; de s’attaquer aux inégalités et aux oppressions qui empêchent leur autonomisation et la réalisation de tous leurs droits. Cela signifie également construire des espaces pour le plein développement des femmes dans les villes, écrire une nouvelle façon de les habiter, afin de remplacer les relations de pouvoir par le soin des autres et le soin de la vie. Cela veut dire promouvoir une ville féministe où les femmes cessent d’être invisibles pour en devenir les protagonistes.